Un dernier thé avant de partir



Sa cuisine


          Je prenais souvent le petit chemin caillouteux pour monter la voir. A l’époque, je devais encore chausser du 28 et j’avais une petite frange à la Dora. Je passais devant le poulailler, puis je prenais le raccourci sous l’arche de bougainvilliers, mais il fallait faire attention aux piquants qui griffent les bras. J’arrivais toujours à pas feutrés, comme un petit chat, pour lui faire la surprise. Souvent quand il faisait beau elle étendait le linge sur le vieux manège tournant, mais la plupart du temps elle était affairée dans sa petite cuisine. En général je me cachais derrière le mur, et je laissais juste dépasser ma tête, en lui lançant « Coucou Mbah !!! » (« Mbah » désigne en javanais un papi ou une mamie).

          Et comme d’habitude elle se retournait avec un grand sourire pour m’accueillir. Un gros bisou et quelques bla-blas plus tard, j’étais attablée devant mon petit bol de mi goreng. Peu importe l’heure de la journée, j’avais toujours droit à une petite soupe ou à un plat de nouilles sautées. Et je ne disais jamais non! Elle s’asseyait pour m’accompagner, et laissait la vieille Nini monter sur ses genoux. Nini c’était la doyenne des félins du quartier, reconnaissable de loin par sa robe « écailles de tortue » et sa démarche au ralenti.
Quelques fois elle m’invitait à dormir chez elle, car évidemment le temps que je finisse mon assiette, il faisait déjà nuit. Elle avait un lit immense, je pouvais faire des cercles avec mes bras sans toucher les bords. Le matin quand je me réveillais, elle avait déjà préparé le thé au lait, ça sentait bon le jasmin dans la cuisine. Elle mettait dans des petites soucoupes fleuries des morceaux de gâteau de riz gluant, découpés en losange. Il y en avait deux sortes, un au lait de coco et l’autre au caramel, mon préféré. C’était ma petite madeleine à moi, ça collait aux doigts mais c’était délicieux.
Ensuite on sortait au soleil, pour donner le reste de pain mouillé aux poules, que les chats observaient avec curiosité à travers le grillage. Puis elle me laissait partir, car ma grand-mère m’attendait à la maison, juste en bas, au bout du chemin. Comme c’était les vacances, j’y retournais les jours suivants, des fois avec ma grand-mère, des fois toute seule comme une grande.

          Puis elle a déménagé dans le quartier voisin, avec un autre pépé qui avait une maison entourée d’un grand jardin coloré de letchis, caramboles et pommes cajou. Il y avait même des canards et des pigeons qui faisaient « coucourrrou« . Et il y avait toujours autant de chats, enrobés comme des pastèques. Faut dire qu’ils mangeaient bien chez Mbah. Quelques fois le dimanche elle préparait la fameuse « soupe trois heures« , qui réunissait la famille, les amis et les voisins. Les tables étaient remplies, il n’y avait plus un seul centimètre carré de nappe qui ne soit recouvert par les saladiers fumants. Il y avait les fameux ayam goreng, les perkedel, le sayur gori, les assiettes de légumes nappés de sauce cacahuète ou de coco râpé. Sans parler des desserts. Une vraie corne d’abondance dominicale.

    
Sa cérémonie du thé


          Et puis avec le temps, les enfants ont grandi, les vieux ont vieilli. Nini nous a quitté depuis longtemps, les pieds de letchis autrefois flamboyants de fruits rouges ont été coupés, de nouveaux voisins se sont installés. Je suis partie à 22000 kilomètres de là, là-bas où il fait froid et où il faut mettre un bonnet sur la tête, voir comment c’était la vie ailleurs.
Je lui rendais visite à chaque fois que je rentrais pour les vacances. Toujours autour d’une tasse de thé au jasmin, avec du lait et du sucre. Elle parlait en javanais, moi en français. On s’est toujours compris comme ça. On allait cueillir des feuilles de pandan ou arracher des tiges de citronnelle, pour remplir ma valise avant de partir, un peu comme pour emporter un petit bout de pays dans mes bagages. J’ai griffonné sur un petit cahier des bribes de ses recettes, un peu dans le désordre, non, surtout ne pas oublier la pincée de sel dans le kolak, c’est ça qui fait toute la différence.
Quand je repartais, à bord de ma petite 205, elle me disait de bien faire attention, en me donnant rendez-vous l’année prochaine. Je m’éloignais doucement, pour continuer à voir son reflet dans le rétro, me faisant de grands signes depuis le portail.

          Et puis il y a deux jours elle est partie. Loin, sûrement à plus de 22000 kilomètres de nous. Je ne la reverrais plus… J’espère ne jamais perdre la mémoire, pour conserver tous ces souvenirs, et me persuader qu’elle est toujours là, quelque part, avec Nini à ses pieds.

29 Replies to “Un dernier thé avant de partir”

  1. Cet article est un très bel hommage, et tu garderas ces recettes a jamais, comme un petit peu d’elle, ces images gravées dans ton cerveau, et vos conversations

  2. @l’Etudiante:merci, ça m’a fait du bien d’écrire tout ça.

  3. Tu as réussi à me faire couler les larmes :’) C’est un beau récit, très poignant … Tu es riche de tout ça, aussi « riche » qu’elle.
    Je me répète mais je t’envoie plein de courage … et des bises !

  4. si émouvant ce petit billet…et merci pour toutes les bonnes recettes…je teste de temps en temps…en tout cas vous avez du talent!

  5. C’est très beau, cet hommage…

  6. un bel hommage emprunt de bonheur …

  7. tu m’en as ôté des larmes, tes paroles sont si douces, tes souvenirs décrivent bien les détails que nous avons un peu toutes, la façon dont nous les observions, nous, enfants,…
    j’ai connu un tel attachement de coeur, o bien sur pas avec tant de distance… elle est dans ton coeur et dans ta cuisine à jamais !
    je t’embrasse TRES fort,

  8. oups, je suis sur un ordi prêté, c Mag =S le message précédent…

  9. Très beau recit à la mémoire de celle que tu aime tant.Avec des souvenirs de ce genre,pas de risque d’oublier.Elle a de la chance.

  10. Les photos sont tops; les mots aussi… Et puis les recettes…
    Plein de pensées pour ces douloureux moments et ces fabuleux souvenirs…

  11. Que rajouter de plus… Je suis émue !

  12. Ceux qui partent très loin, vivent toujours grâce à nos souvenirs. Je te serre très fort!

  13. un très beau texte, vraiment

  14. Je lève ma tasse de thé à la mémoire de ta Mbah….

  15. tu lui a rendu un bel hommage ! merci d’avoir partagé ces beaux souvenirs , courage !

  16. Superbe. Au delà du thème intime de ton billet, ton style est impressionnant.

  17. Courage
    Bonjour piment oiseau,
    Moi aussi comme toi mes racines sont à 22000 km
    et ton billet m’a beaucoup émue parce que cette année ma granny aura 90 ans et moi aussi des souvenirs de thés et de repas en famille qui resteront à jamais .
    Je suis de tout coeur avec toi.

  18. Magnifique et émouvant hommage à ta grand mère, plein de tendresse.
    J’ai une pensée pour toi.
    Carole

  19. superbe témoignage, crois en mon expérience, tu n’oublieras rien courage pour ce moment douloureux

  20. Tu lui rends un très bel hommage…

  21. J’ai perdu ma petite Mamie le 9 Fevrier dernier , que s’est dur , se manque , se vide , j’ai moi aussi tellement de magnifiques souvenirs d’elle !! Merci a nos Mamies pour tout l’amour qu’elles nous laisse !!
    Bisous

  22. C’est magnifiquement bien raconté. En lisant ceci, des souvenirs de ma grand-mère sont revenus, des odeurs, des bruits et même sa voix. Drôle de sensation! Merci en tout cas.

  23. Tu as réussi à me coller la boule dans le bidou et les larmes aux yeux. On a tous une personne comme ça, qui a semer des instants magiques dans notre enfance.
    Les voir partir ça fait mal, mais il faut s’y résoudre. La vie continue et elle restera en vie dans ton coeur.
    Très beau texte en tout cas, et mille pensées de soutien.

  24. Les gens qui comptent ne nous quittent jamais sans laisser des traces dans nos cœurs et pour toute notre vie…. J’en vois tellement partir en ce moment que je comprends ton chagrin. Ils sont tous vivants et le resteront à jamais pour nous, ils nous attendent pour nous dire coucou lorsque nous passerons la tête par dessus le mur, lorsque l’heure sera venue de les rejoindre.

  25. On n’oublie jamais vraiment les gens qui font ce que nous sommes. Bel hommage et bon courage…

  26. Quelle magnifique façon de dire aurevoir à ta mémé. J’en suis très touchée. Et que de beaux souvenirs qui continuent de vivre en toi. C’est ça la vie. Le début et la fin. Et ce qu’on en retire entre les deux…

  27. C’est un si bel hommage, je pense que tu as beaucoup d’elle côté cuisine ! bizzz

  28. J’ai une grosse pensée pour toi j’ai perdu tout mes grands parents eux qui comptaient tant pour moi …ils volent là haut et sourient …j’y pense souvent !
    Garance

  29. Bonjour Leticia,
    Je suis tombée sur cet article en recherchant la recette de la soupe de jacque dont je ne me souvenais plus du nom en javanais.
    En te lisant, j’ai eu les larmes aux yeux, car j’ai également grandi auprès de ma grand-mère javanaise qui nous a quitté en 2006, j’avais alors 19 ans et n’avait pas eu le temps d’apprendre tous ses secrets de cuisine.
    C’est marrant, car dans ton récit, j’ai l’impression que tu décris mon enfance… à l’exception que je n’avais pas de mi goreng mais du « secoh goreng ». Je ne sais pas si l’orthographe est juste, comme toi ma grand-mère me parlait en javanais et moi je lui répondais en français. Mes parents étant un couple mixte, nous ne le pratiquions pas à la maison..
    Depuis qu’elle est partie je n’ai jamais remangé de « pépess » (genre de gateau à la banane cuit dans les feuilles en triangle), d’aussi délicieuses boulettes, de samoussa avec la crêpe faite maison à la coriandre… Et même si un jour je retrouve la recette exacte, il manquera toujours ce petit goût subtil apporté par tout l’amour qu’elle mettait, à cuisiner pour ses petits enfants <3
    Amicalement, de Nouméa

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